XII
LA CONFIANCE

Le vieux Partridge, appuyé contre les cloisons de bois peintes en blanc, regardait son commandant et les officiers penchés sur les cartes déroulées sur sa table. Dehors, il faisait nuit noire et des millions d’étoiles brillaient dans le ciel. Quelques-unes étaient très brillantes, d’autres faibles et étalées, comme si elles entouraient des terres inconnues.

Le vaisseau faisait route sous huniers arisés, focs et brigantine. Les mouvements étaient vifs mais réguliers tandis qu’ils continuaient cap au nordet. Le lendemain, cela ferait deux jours qu’ils s’étaient séparés de leur prise, l’Aiglon. Ils auraient pu avoir le sentiment qu’il ne s’était rien passé, si ce n’était la présence à bord du patron, du bosco et du coutelas repéré par Dunwoody. Ce dernier n’avait pas eu peur d’en parler alors qu’ils étaient sur le point de regagner précipitamment leur bord.

Penché sur la carte, Adam étudiait la destination révélée par leur prisonnier. Partridge lui avait déjà dit que cette île, l’île de Lorraine, était mal connue et que les cartes étaient peu fiables. L’île possédait un grand lagon, mais pas d’eau douce, pas même d’arbres qui puissent servir de bois de chauffage ou de charpentage. Cela ressemblait à l’une de celles que lui avait décrites Catherine après qu’elle eut réchappé du naufrage.

Partridge disait que l’endroit n’était pas fait pour un imprudent. Adam sourit. Il en était ainsi, dans le grand océan Indien. Comme toutes les îles de la région, celle-ci avait dû changer de mains à plusieurs reprises, au gré de la stratégie du moment et sans vraie nécessité. On l’avait peut-être utilisée en guise de port de commerce, de refuge pour les navires en cas de forte tempête. Comme l’île Maurice, qui se trouvait à quelque cent cinquante milles dans l’ouest et qui avait appartenu aux Arabes puis aux Portugais, puis aux Hollandais, les premiers à s’y être véritablement installés. C’étaient eux qui l’avaient baptisée ainsi, du nom du prince Maurice de Nassau. Lorsque les Hollandais s’étaient retirés, les commerçants anglais étaient arrivés, mais, incapables d’en faire un lieu prospère, ils avaient fini par l’abandonner. Les Français avaient occupé l’île, puis tout l’archipel. Mais, ce qui importait à Adam, c’était ce confetti dans le paysage, l’île de Lorraine.

Il est toujours plus facile de défendre une île que de s’en emparer… Combien de fois avait-il avait entendu son oncle prononcer cette phrase. Lorsque l’assaut serait donné contre les îles principales, les commandants des vaisseaux et des bâtiments de transport auraient des cartes à jour. Ne rien savoir de l’île de Lorraine revenait à se conduire comme un aveugle tâtonnant du bout de sa canne dans une allée.

Le lieutenant Montague Baldwin, nouvel officier fusilier qui avait rallié le bord à Portsmouth pour remplacer son malheureux prédécesseur, laissa tomber d’une voix traînante :

— Si un vaisseau ennemi se trouve là-bas, commandant, il verra vite que nous arrivons.

Il regardait la carte ; sa tunique écarlate luisait comme du sang à la lumière des fanaux de pont.

— Si je pouvais mettre à terre une escouade sous le couvert de l’obscurité, nous pourrions vous guider pendant l’approche finale.

Le lieutenant de vaisseau Martin fronça le sourcil.

— L’île est entourée de récifs à ne savoir qu’en faire, cabillot. Vous seriez probablement plus bruyants que nous !

Le lieutenant de vaisseau Dacre intervint à son tour :

— Nous pouvons arriver en vue de l’île après-demain – il fit un geste du menton en direction du vieux maître pilote : En tout cas, c’est ce qu’on nous annonce !

Adam les regardait, l’approche du danger les faisait revivre. Un défi qu’il avait appris à comprendre, à respecter et, parfois, à craindre. Il était leur commandant : leur réputation et leur vie dépendaient de son talent, ou de son manque de talent.

Il sentait revenir ce vieil orgueil, cet orgueil qui l’avait poussé à écrire à Zénoria, comme hors de lui. Il avait ce dont il rêvait depuis qu’il était aspirant. Il avait appris beaucoup de tous ceux qui, consciemment ou non, l’avaient aidé à gravir chaque marche, jusqu’au commandement de l’Anémone : son oncle, Valentine Keen et même Herrick avec sa solide expérience. Il en souriait presque : il n’oublierait jamais non plus le rôle qu’avait joué Allday. Un homme de mer, un véritable ami.

Martin demanda :

— Et les prisonniers, commandant ? Ne pourrions-nous pas essayer d’en tirer plus de renseignements ?

Adam se redressa, les yeux perdus dans le vague.

— Le capitaine Tobias ? Je pourrais lui demander conseil, il connaît peut-être l’endroit. Et je peux également décider exactement le contraire, car il serait tout aussi bien capable de nous mener droit sur le récif plutôt que de nous aider. Même si nous l’enfermions dans le puits aux câbles, où il serait le premier à mourir !

Martin hocha la tête.

— Et le bosco ?

Adam sentit la frégate trembler, hésitante, puis les fanaux se mirent à danser alors qu’elle retombait dans un creux.

— C’est une idée. Comme la plupart des marins, cet homme en sait sans doute un peu plus que son strict métier. Les boscos sont souvent capables d’assurer la navigation de jour et de prendre une hauteur d’étoile. Mais l’usage des cartes sort de leur champ de compétence.

Il y avait une autre possibilité, bien pire. Que cet homme, déjà terrifié à l’idée de perdre la vie à cause des accusations portées contre lui, savoir qu’il avait pu causer la perte de La Fille de Rye, décide de raconter ce qui lui passait par la tête aux seules fins de précipiter ses ravisseurs dans la mort avec lui.

— Ce brick transportait certainement de quoi maintenir longtemps à la mer un vaisseau plus gros, reprit Adam. Inutile pour lui d’entrer dans un port de quelque importance et de risquer de se faire remarquer par une de nos croisières – il eut un sourire ironique : Enfin, si nous en avions !

— Cela pourrait-il être ce yankee, l’Unité, commandant ?

— Je ne crois pas. Elle n’a nul besoin de se cacher, sauf derrière sa « neutralité » ! Sa présence dans les parages, la possibilité qu’elle a de montrer ouvertement son pavillon au milieu des belligérants, voilà qui est bien plus efficace. Et son commandant est trop fine mouche pour ne pas l’avoir compris !

Et si c’était Baratte ? Adam sentit son cœur battre plus vite. Ou une autre frégate peut-être ? Pas d’escadres lourdes à manœuvrer, d’interminables échanges de signaux, d’ordres et de contre-ordres. Un vaisseau contre un autre vaisseau, d’homme à homme. Comme son oncle. Il chassa la pensée qui lui venait. Comme mon père.

Il revint à ses affaires.

— Mr Partridge a tracé deux routes d’approche et, tout aussi important, une route pour nous échapper si l’ennemi est là et s’il tente de gagner le large. Il pourrait alors combattre ou s’enfuir, selon son humeur.

Ils le regardaient attentivement, voyaient déjà dans cet ennemi inconnu un adversaire réel et plus seulement une vue de l’esprit.

— Nous manquions déjà de monde avant d’avoir détaché une équipe de prise sur le brick. Nous ne pouvons nous permettre ni de nous lancer à l’abordage ni de nous laisser aborder si notre adversaire est à peu près de notre taille.

Il se tourna vers les deux officiers.

— Allez rejoindre vos divisions et parlez aux chefs de pièce. Les trois aspirants doivent savoir ce qui nous attend.

Il fit naître quelques ricanements lorsqu’il ajouta :

— Sauf, peut-être, le jeune Dunwoody. Apparemment, il est plus vif que son commandant !

La cloche sonna sur le gaillard d’avant, mais le son se perdait dans les bruits de la mer, paraissant venir d’une chapelle sous-marine. Il reprit :

— A cette heure-ci, demain… – il se pencha sur la carte comme s’il avait déjà devant les yeux l’île et son lagon, mais aussi le manque d’alignements précis et de sondes fiables –, nous rappellerons aux postes de combat et je ferai personnellement le tour du bord.

Dans sa tête, c’était son oncle qu’il voyait, et aussi un commandant qui avait fait de même à bord du vieil Hypérion, sans que l’on puisse deviner les doutes et les peurs qui l’assaillaient tandis qu’il se promenait au milieu de ses hommes. Il faut que je me comporte ainsi. Je ne dois jamais l’oublier. Et aux premières lueurs, nous atterrirons…

Le lieutenant fusilier dit simplement :

— Ce sera Noël, commandant.

Et Martin :

— Les hommes auront les yeux sur vous, commandant !

Mais ce fut le vieux Partridge qui résuma ce qu’ils pensaient tous :

— Et sur Dieu, j’espère !

 

Le capitaine de vaisseau Adam Bolitho était allongé sur le dos derrière les grandes fenêtres de poupe de sa chambre et regardait fixement la claire-voie. Il faisait encore sombre sur le pont et, avec la croûte de sel collée aux vitres, il était impossible de savoir s’il y avait des étoiles.

De l’extérieur, l’Anémone serait apparue plongée dans l’ombre. Sabords hermétiquement clos, écoutilles et claires-voies calfeutrées, fanaux réduits au minimum. Le bâtiment semblait même plus calme, se dit-il vaguement. On entendait de temps à autre le bruit étouffé de pieds nus sur le pont, ou le pas un peu plus sec d’un officier ou d’un officier marinier. Sa chambre résonnait quand le safran remontait en surface, puis redescendait dans un gargouillis d’embruns lorsque la frégate replongeait.

Il s’assit et passa les doigts dans sa chevelure rebelle. Ses officiers, que pensaient-ils de cette affaire, que pensaient-ils vraiment ? Comment jugeaient-ils le plan d’attaque qu’il avait proposé ? De toute manière, le lagon serait peut-être vide à leur arrivée, et il devinait que beaucoup de ses hommes priaient pour qu’il en fût ainsi. Au tréfonds de lui-même, il savait que l’ennemi était là. C’était un lieu idéal de rendez-vous pour quelqu’un de suffisamment habile, capable de chenaler entre les récifs et les bancs de sable cachés.

Certains auraient pu considérer ses intentions comme une marque de pure vanité, comme la recherche de la gloire. Il se força à sourire pour tenter de se rassurer. Maigre consolation si son bâtiment devait subir des avaries.

Partridge avait parlé de deux passes permettant d’entrer dans le lagon, mais, même un homme comme lui n’avait jamais pratiqué cet endroit perdu. Quelle était la bonne ?

Il avait discuté avec le patron de l’Aiglon, Joshua Tobias, sans résultat. Si Tobias survivait à l’affaire, il était peu probable que les pressions américaines réussissent à les faire libérer, lui et son navire. Se mêler de cette opération, même s’il avait simplement envie de se sauver lui-même, risquait plutôt de le condamner.

Il se sentit pris d’une rage soudaine. Pourquoi risquer l’Anémone et la vie de ses hommes sur un simple caprice ? S’il restait au large, l’ennemi le verrait et déciderait peut-être de rester sagement à l’ancre. S’il s’enfuyait, ils pourraient se battre en haute mer. Une autre solution consistait à bloquer les accès jusqu’à l’arrivée de renforts. Cela pourrait prendre des semaines, avant que le lieutenant de vaisseau Lewis retrouve son oncle ou l’une de leurs croisières.

Et qu’adviendrait-il si un nouvel adversaire arrivait dans l’intervalle, pourquoi pas Baratte en personne ? D’agiter ainsi des idées dans tous les sens lui donnait mal au crâne.

Il se leva et commença à arpenter la chambre, voyant comme s’il y était la voilure réduite, la lueur de l’habitacle, les hommes de quart qui pensaient à l’aube.

Il se dirigea vers la portière de toile. Il sentait sous ses pieds nus son bâtiment qui montait et replongeait avec une légère gîte à tribord sous la pression des voiles. Le fusilier de faction manqua de laisser tomber son mousquet lorsqu’il poussa l’une des portes à claire-voie. Il dormait probablement debout.

— Commandant ?

Le blanc de ses yeux brillait à la lueur de l’unique fanal.

— Allez me chercher…

Il hésita en voyant son second quitter le carré désert. Ils se dirent bonjour comme deux vieux amis, et non comme des gens qui s’étaient partagé la veille en haut sans pratiquement une pause. Adam lui demanda :

— Vous n’arrivez pas à dormir non plus, Aubrey ?

Martin étouffa un bâillement.

— C’est moi qui prends le quart de l’aube, commandant.

Lui aussi écoutait tous les bruits du bord. Puis il suivit Adam dans sa chambre et le factionnaire put retomber dans sa somnolence. Adam tendit la main à son second :

— Joyeux Noël, Aubrey.

On aurait dit qu’il avait envie de rire.

Martin alla s’asseoir.

— Je n’arrive pas à y croire.

Adam sortit une bouteille et deux verres de l’équipet. Cela lui laissait un peu plus de temps pour réfléchir. Il n’avait personne à qui demander conseil. S’il laissait deviner le moindre soupçon de doute, il perdrait leur confiance. La mince différence entre la vie et la mort.

C’était du bordeaux, mais il aurait bu n’importe quoi. Martin le regarda :

— A nos amoureuses et à nos femmes, commandant !

Ils burent, Adam repensa à la lettre. Si seulement tu savais…

— Aubrey, je veux une bonne vigie dans le grand mât. Dites à Jorston de monter lorsque nous entamerons l’approche finale. C’est un marin de premier ordre et il pourra nous servir de pilote lorsque nous n’en aurons plus besoin là-haut. Il devine la nature du fond ou l’état de la marée rien qu’à la vue.

Martin regardait, fasciné, son commandant remplir leurs verres. Il avait l’impression de voir son cerveau travailler. Adam reprit :

— Les deux ancres caponnées et parées à mouiller.

Martin attendit la suite avant de demander :

— Vous pensez réellement que nous allons combattre, commandant ?

Adam semblait avoir l’esprit ailleurs.

— J’en suis sûr.

Soudain, il se sentit tout à fait réveillé.

— Faites chercher le prisonnier, le bosco Richie, c’est cela ?

Martin le regardait, éberlué. Comment pouvait-il bien se rappeler des détails pareils ?

Adam lui sourit.

— Faites aussi venir le capitaine d’armes. Et je veux que vous restiez ici avec moi.

Il songea qu’il aurait pu dire : J’ai besoin.

Ils restèrent silencieux, savourant leur vin en écoutant le vaisseau et la mer, plongés dans leurs pensées, chacun avec quelqu’un d’autre.

Les portières s’entrouvrirent et le bosco, accompagné du capitaine et du sergent d’armes, s’approcha en titubant sur le pont incliné. Richie portait des fers, chaque pas était douloureux et lui demandait un effort.

Il resta là, parfaitement immobile, à regarder ce jeune commandant qu’il avait pris d’abord pour un subalterne.

— Je n’ai rien de plus à dire.

Le capitaine d’armes aboya : « Commandant ! »

— Sergent, une chaise, lui dit Adam.

Comme l’homme s’asseyait vaille que vaille, il poursuivit :

— Capitaine d’armes, attendez dans la coursive.

Les deux représentants de l’ordre à bord se retirèrent, tout étonnés.

— Il faut que je sache un certain nombre de choses, commença Adam. D’abord, quelle part avez-vous prise à la perte de La Fille de la Rye ?

L’homme parut pris au dépourvu, comme s’il s’était attendu à autre chose.

— Aucune, commandant !

Adam appela le capitaine d’armes ; Richie reprit d’un ton véhément :

— Je le jure par Dieu, commandant, c’est la pure vérité !

— J’écoute, répondit Adam, les yeux fixés sur lui.

Richie se tourna vers Martin comme pour solliciter son soutien.

— Elle avait déjà été drossée sur la côte, commandant, dans le golfe de Guinée que c’était. Y avait eu un terrible coup d’chien et on a perdu une partie de la toile avant de réussir à se tirer de là !

— Pourquoi avez-vous dit à votre capitaine qu’il était un lâche ? Est-ce parce qu’il n’a pas pris votre défense lorsque nous sommes montés à bord de l’Aiglon ?

Richie baissa les yeux sur ses fers, anéanti par ce qu’il voyait là.

— Il a refusé de se porter au secours de la goélette. Quelques-uns de ses hommes avaient réussi à gagner la terre – pas beaucoup, j’imagine. A ce moment-là, nous ne savions pas que c’était un bâtiment de guerre. Les ceusses qu’avaient réussi à gagner la terre se sont fait prendre par des indigènes. Les ont taillés en pièces. Même avec le bruit du vent, on les entendait gueuler ! – il haussa les épaules : Z’ont dû croire qu’c’était un d’ces foutus marchands d’ébène !

Adam se pencha pour prendre le coutelas, de ce nouveau modèle à lame courte, celui que Dunwoody avait vu quand il était allé aider à l’armement de la goélette. Richie le regarda, l’air accablé.

— On n’a ramassé qu’un seul homme, commandant. L’était passé par-dessus bord quand le bâtiment a touché. J’en ai fait autant après lui, même alors que le commandant m’criait de rester là ! Il avait peur qu’y suive la goélette sur la plage !

Adam trouva le temps de réfléchir : à bord de l’Anémone, combien de ses marins savaient-ils nager ? Sans doute très peu.

Il examina le coutelas. L’homme mentait peut-être. Certains des membres d’équipage de l’Aiglon confirmeraient ou infirmeraient ses dires. Mais cela prendrait trop de temps. Peut-être ne sauraient-ils jamais la vérité.

Richie reprit d’une voix sourde :

— Ce type a survécu une heure ou deux. C’est alors qu’j’ai compris qu’c’était un vaisseau du roi. Il était marin dans la marine royale, comme j’avais été dans le temps.

Il paraissait abattu, semblant entendre déjà sa sentence de mort.

— Et où avez-vous gagné ces cicatrices que vous avez dans le dos ? La chemise à barreaux à la coupée ?

— Oui, commandant.

Adam se leva et s’approcha de l’équipet. Il sentait le regard de l’homme accompagner chacun de ses gestes, comme s’il s’attendait à être moqué, ou traité avec mépris.

Il dit lentement :

— Vous connaissez cette île, l’île de Lorraine, Richie.

Il le voyait regarder le niveau du cognac qui montait et redescendait dans le verre, suivant le mouvement du pont.

— Vous y êtes venu plusieurs fois ?

— Une fois, commandant. Une seule fois.

Adam jeta un coup d’œil rapide à Martin, qui paraissait inquiet.

— Une seule fois – il lui tendit le verre : Allez, avalez ça, mon vieux.

Richie le prit en tremblant et avala le tout d’un trait, jusqu’à la dernière goutte.

Adam reprit :

— On ne joue pas aux cartes, Richie. Mon bâtiment et votre vie sont trop précieux pour qu’on plaisante avec. Vous avez déserté ?

Il hocha frénétiquement la tête pour dire que non.

— Aider l’ennemi, se retrouver en possession d’un coutelas que vous avez eu ou non par accident.

Il lui versa une nouvelle rasade de cognac.

— Voilà qui ne mérite pas seulement la pendaison, non ?

Et se forçant un peu, il ajouta :

— Avez-vous déjà vu quelqu’un subir le fouet sur tous les bâtiments d’une escadre ? Après ça, la corde est une bénédiction ! – et plus sèchement, si bien que Martin sursauta : A quel vaisseau apparteniez-vous ? Et je veux la vérité.

Richie avait les yeux rougis, il baissa la tête.

— Le dernier, c’était La Linotte, une corvette. J’étais gabier volant, commandant. Je me suis enfui, je ne pouvais plus supporter ça.

Adam l’observa. Les cicatrices parlaient d’elles-mêmes.

Peut-être les avait-il méritées. Il retint son souffle lorsque l’homme releva le menton pour le regarder droit dans les yeux. Il était devenu quelqu’un d’autre. Il répondit lentement :

— Avant ça, commandant, j’servais à bord du vieux Superbe, commandant. Commandant Keats. Ça, c’était un homme.

Adam jeta un coup d’œil à Martin.

— Oui, je sais.

On entendait des bruits au-dessus, quelqu’un riait. Adam laissa ses yeux errer sur la chambre que l’on allait bientôt vider et laisser nue, ainsi que tout le reste du bâtiment. Paré au combat et combat il y aurait. Il le savait, il le sentait comme lorsque l’on se sent malade. Et pourtant, quelqu’un riait. C’était Noël.

— Voulez-vous me faire confiance, Richie, comme autrefois vous avez fait confiance au commandant Keats ? Je vous promets que je ferai tout ce que je pourrai pour vous.

Ses paroles restèrent suspendues en l’air.

L’homme le regardait, l’air grave. Il semblait plus fort maintenant grâce à ces derniers mots, mais pas seulement pour une promesse qui ne serait peut-être pas tenue.

— Oui, commandant – il hocha la tête avant de demander : Et les fers, commandant ?

Adam se tourna vers Martin. Il me croit sans doute fou.

— Otez-les lui.

Ses gardes revinrent pour emmener Richie.

Ai-je eu raison de le croire ? Mais Adam dit seulement :

— Laissez-moi, Aubrey.

Comme il s’en allait, il ajouta :

— Je vous verrai au lever du jour.

La porte se referma, il alla s’asseoir et regarda la chaise vide. C’était étrange, il en savait plus sur le dénommé Richie que sur la plupart des membres de son équipage.

Il se préparait à foncer dans la nuit sur la seule parole d’un déserteur, il allait se reposer sur les compétences de marins dont le plus gros n’avait jamais mis le pied sur un vaisseau avant que la presse ne les arrache à leurs rues ou à leurs fermes. C’était bien peu.

Il posa du papier sur sa table et, après un moment, se mit à écrire.

« Ma chère Zénoria. En ce jour de Noël 1809, nous nous préparons au combat. Je ne sais pas quelle sera l’issue de cette journée, mais je me sens plein de bravoure grâce à toi…»

Il se leva, froissa la feuille en boule avant de la jeter par une fenêtre en abord.

Une heure plus tard, il monta sur la dunette. Tous l’observaient. Il portait une chemise propre, son pantalon et ses bas étaient d’un blanc éblouissant dans la pénombre. Il commença, s’adressant à son monde :

— Joyeux Noël et que ce jour nous soit propice ! – puis, se tournant vers son second : Faites déjeuner l’équipage de bonne heure et dites au commis que j’attends quelque générosité de sa part !

Des marins se mirent à rire. Adam essayait de distinguer l’horizon.

— Je fais faire le tour du bord, Aubrey.

Il chassa de son esprit cette lettre qu’elle ne verrait jamais.

— Ensuite, vous pourrez rappeler aux postes de combat.

Les dés en étaient jetés.

 

— Bâtiment aux postes de combat, commandant !

Martin regardait son commandant qui se tenait près des filets de branle où étaient serrés les hamacs.

— Très bien.

Adam observa le ciel. Il était plus pâle à présent, on distinguait la mer sous les bossoirs et, de temps à autre, la ligne blanche d’une lame qui soulevait légèrement le pont avant de se perdre dans l’ombre.

Les visages se dessinaient et l’on commençait à les identifier : les servants des dix-huit livres les plus proches, déjà nus jusqu’à la taille, les chefs de pièce et autres vétérans en train de fournir des explications à leurs divisions, comme si tous les autres ne comptaient pas.

Les fusiliers du lieutenant Baldwin se mettaient en place près des filets, d’autres étaient déjà là-haut dans les hunes, prêts à tirer au mousquet ou à manier les pierriers mortels montés sur les barricades. Tout le monde allait être visible, à l’exception de deux hommes restés à l’infirmerie, trop souffrants pour seulement armer les pompes.

Dans cette faible lumière, les tuniques des fusiliers semblaient noires. Tout paraissait calme, et, fait insolite, même le sergent Deacon se retenait de hurler après ses hommes en s’assurant que l’on n’avait rien oublié.

Le vieux Partridge gardait un œil soupçonneux sur le prisonnier que l’on avait libéré, Richie, et qui se tenait près du maître d’hôtel du commandant.

Adam savait que le maître pilote le désapprouvait. Il avait décidé de ne pas en tenir compte. C’était peut-être bien peu de chose, mais c’était tout ce qu’ils avaient. Jorston, second maître voué à une prochaine promotion, était monté dans les croisillons avec une lunette. Mais son instinct et son sens marin étaient encore plus précieux.

Il faisait plus clair et le jour se levait de plus en plus vite. Adam voyait des servants de pièce se pencher dehors pour essayer de distinguer ce qui se passait.

Il fouilla dans ses méninges, se demandant s’il n’avait pas oublié quelque chose, s’il n’avait pas laissé passer quelque difficulté. Mais il se sentait l’esprit vide, les membres souples et détendus. Il était souvent ainsi avant une bataille navale.

Il en sourit presque. Que de rires s’il n’y avait aucun bâtiment ennemi, ou s’ils ne trouvaient là qu’un navire de commerce innocent venu faire relâche pour réparer. C’est fort improbable, se dit-il. Pour un bâtiment de tonnage moyen, l’île Maurice n’était qu’à une journée de mer. Il pensa à la grosse Unité. Beer n’oserait pas la risquer dans un endroit aussi périlleux.

Partridge murmurait quelque chose à l’oreille de son second maître, Bond. Ils avaient l’air de deux conspirateurs.

— Qui avez-vous envoyé dans les bossoirs, Mr Martin ?

Seul le ton officiel qu’il adoptait laissait transparaître qu’il était aux aguets, qu’il sentait le danger.

— Rowlatt, commandant.

Son visage lui revenait. Encore un qui était à bord depuis le début.

— C’est un bon.

Il s’approcha de la table à cartes que Partridge avait fait monter et fit signe à Richie.

— Montrez-moi ça encore une fois.

Le grand bosco se pencha sur la carte et la toucha précautionneusement du doigt.

— On dirait que c’est juste ici, commandant. Le lagon est dans le coin sud-ouest, et le récif s’étend sur deux milles. De l’autre côté de la passe, il y a plus de cailloux.

Puis, étonnamment, il leva les yeux vers le grand pavillon rouge qui flottait à la corne.

Un vrai marin, se dit Adam. Longer le récif signifiait qu’il allait devoir tirer des bords pour embouquer la passe, qui avait apparemment la forme d’une grande bouteille. Ce que regardait Richie, ce n’était pas le pavillon lui-même, mais le vent qui le plaquait contre le mât d’artimon. Il serait facile à un navire de sortir du lagon avec cette brise de suroît bien établie. En revanche, tirer des bords pour entrer allait être long, pour ne pas dire dangereux et fastidieux.

Il observait le profil bien marqué de Richie. Cet homme avait une histoire, mais il n’avait pas le temps de s’y arrêter.

Il lui demanda d’un ton sec :

— A ce cap, vous dites que nous réussirions à franchir le récif sans pratiquement changer de route ?

Il savait que Martin et Dunwoody le regardaient, il devinait que Partridge restait sceptique.

— C’est c’qu’on a fait la fois qu’on est venus, commandant. Y a un trou dans le récif et quelques rochers de l’autre côté – il haussa les épaules, c’était là tout ce qu’il savait : Le capitaine avait coutume de les garder bien alignés, au même relèvement qu’y disait.

Ce n’est pas le genre de chose que l’on invente, se dit Adam.

Mais tout ce qu’il avait appris depuis qu’il avait embarqué sur le vaisseau de son oncle comme aspirant lui avait inculqué une prudence instinctive. Comme officier de quart, puis comme capitaine de vaisseau confirmé, il s’était toujours méfié des récifs, surtout par vent arrière et avec peu de chances d’éviter l’échouement.

On lisait sur le visage de Richie un mélange d’inquiétude, d’espoir ; de la peur même.

Inutile de le menacer, cela aurait même été dangereux.

Adam songea au patron de l’Aiglon, resté en bas sous bonne garde. Il avait déjà pratiqué cet atterrissage, plusieurs fois sans doute, pour ce qu’en savait Richie. Il devait écouter, s’interroger et, pourquoi pas, espérer qu’Adam verrait sa belle Anémone transformée en épave, démâtée, la quille brisée sur la barrière.

— Commencez à sonder, je vous prie ! ordonna Adam.

Le brigadier debout entre les bossoirs leva sa ligne lestée et son gros plomb de sonde, le balança très haut au-dessus de la lame d’étrave bouillonnante, puis d’avant en arrière en faisant de grands cercles. Ce marin-là était un bon homme de sonde. Il avait l’air assez indifférent, appuyé de tout son poids sur la lisse.

Il n’y avait pas encore assez de lumière pour que l’on vît le plomb s’envoler loin devant la guibre et la coque.

— Pas de fond, commandant !

Partridge commenta, l’air sombre :

— On va bientôt être sur le talus, commandant !

Et il murmura à son adjoint :

— Je parie que cet enfant de salaud est en train de nous mener droit sur le récif !

Adam s’éloigna un peu. Il se remémorait le tour qu’il avait fait dans les postes avant que l’on rappelle l’équipage aux postes de combat. Beaucoup de têtes qui lui étaient familières, mais la plupart lui étaient encore inconnues. Peut-être aurait-il dû consentir davantage d’efforts pour réduire le fossé qui le séparait de ses hommes, au lieu de leur infliger tant d’exercices de manœuvre et de canonnage ? Il chassa vite cette idée. Son oncle disait toujours que seule l’habitude de travailler ensemble faisait que les hommes apprenaient à se respecter. Mais la confiance se gagne.

Il aperçut le benjamin des aspirants, Frazer, il avait embarqué à Portsmouth. C’était un garçon plein de fougue et d’enthousiasme. Il avait maintenant treize ans, mais paraissait plus jeune que jamais. Il contemplait la mer, ouvrant et refermant les mains sur son petit poignard, perdu dans ses pensées.

— Le soleil se lève !

Personne ne répondit.

Adam voyait l’astre chasser les dernières ombres des creux les plus profonds et faire briller les lames comme du verre fondu. L’océan changeait de couleur, la surface était vert pâle, couverte d’une brume légère qui se dissipait dans le vent, si bien que le vaisseau semblait immobile.

Les premiers rayons du soleil caressaient le pont, les servants avec leurs écouvillons et leurs tire-bourre, les bacs à sable où l’on rangeait les mèches lentes pour le cas où les pierres feraient défaut. On avait répandu du sable un peu partout entre les passavants pour éviter aux hommes de glisser si de l’eau balayait le pontage. Adam serra les mâchoires. Ou du sang. Plus haut, tout semblait à nu, les grand-voiles avaient été carguées pour dégager le champ de vision et réduire les risques d’incendie. A bord d’un vaisseau comme celui-ci, avec tout ce goudron et le pont desséché, même un morceau de bourre brûlante pouvait être dangereux.

Des taches de couleurs se révélaient dans le gréement : les tuniques des fusiliers retrouvaient leur teinte écarlate et les baïonnettes brillaient comme de la glace.

Il s’arrêta plus longtemps sur les canonniers, puis sur ceux qui allaient manœuvrer les vergues, des hommes et de jeunes garçons de tout âge et de toute origine. Lorsqu’il était allé faire son tour, avant l’aube, il en avait interrogé quelques-uns. Certains avaient répondu timidement, avant de devenir plus volubiles. D’autres restaient là à écouter. Plusieurs des marins s’étaient contentés de le regarder : leur commandant, symbole de leur rude existence, qu’ils ressentaient peut-être même comme une forme d’emprisonnement. La plupart d’entre eux étaient originaires du sud et de l’ouest de l’Angleterre, de fermes ou de villages. Quelques-uns avaient été assez malchanceux pour se faire ramasser par la presse dans un port de mer.

La vigie postée dans la hune du grand mât cria d’une voix forte et audible :

— Brisants droit devant !

Et le brigadier dans les bossoirs répondit :

— Pas de fond, commandant !

— Les gars, ouvrez l’œil, dit Adam.

Martin le regardait.

— Mettez un bon bosco à chaque capon, Mr Martin. Si nous devons mouiller, il faudra faire vite !

— Dix brasses !

Adam ne broncha pas. Partridge avait raison : ils arrivaient sur le talus. Passant rapidement de l’absence de fond, le plomb ne touchait même pas, à soixante pieds.

Il écarta l’image qui lui venait à l’esprit, la quille de l’Anémone qui raguait inexorablement sur les récifs.

Richie se réveilla soudain et courut vers les enfléchures d’artimon sans que personne réussisse à l’arrêter. Adam pensa d’abord qu’il essayait de se jeter à la mort sans attendre leur perte à tous.

Mais, accroché d’une main aux échelons goudronnés, il leur désigna quelque chose.

— Devant, sous le vent, commandant ! – il était tout excité : C’est ici, c’est par là !

Adam déplia une lunette, ses mains étaient moites.

Il reconnut immédiatement la passe dans le récif, des embruns jaillissaient des deux bords et s’immobilisaient dans les airs comme un rideau tremblant. Il sentit son cœur battre, la passe paraissait aussi large que l’entrée d’une cour de ferme.

— Huit brasses ! annonça le brigadier.

Adam se tourna vers Richie. Il avait envie de lui demander s’il était certain de ce qu’il avançait, mais il savait que c’était impossible. S’il avait eu tort de lui faire confiance, le résultat serait le même que si Richie se trompait.

La vigie les héla :

— Laissez venir d’un rhumb, commandant !

Il dut répéter, Adam était incapable de réfléchir ni de bouger. Puis il ordonna :

— Du monde aux bras, Mr Martin. Venir nordet quart nord !

— Et sept brasses !

L’homme de sonde paraissait totalement absorbé par ce qu’il faisait, comme s’il ne se rendait pas compte que les brisants se rapprochaient, ou comme si cela ne l’intéressait pas.

— En route nordet quart nord, commandant !

Quelques marins regardaient l’île qui paraissait soudain si proche. La plus grande partie en était plate et légèrement ondulée, mais une colline était nettement visible, penchée telle une falaise qui se serait écroulée. Bon endroit pour y poster un guetteur.

Adam serra les poings. Quelle importance, ils n’arriveraient jamais à passer. L’Anémone n’était pas un brick, elle calait à près de trois brasses.

Comme pour le narguer, la voix annonça :

— Et six brasses !

— Mr Martin, lui ordonna sèchement Adam, rentrez les perroquets !

Leurs regards se croisèrent par-dessus les dos nus des marins. Il était déjà trop tard.

— Dix brasses !

Adam regarda un bref instant son second, avant de crier :

— Autant !

Il reprit sa lunette et la braqua sur le récif qui défilait rapidement de chaque bord. Des gerbes d’embruns et d’écume jaillissaient de partout. Les corps des marins, les pièces et les voiles brillaient ; on aurait pu croire qu’ils s’étaient fait prendre sous une pluie tropicale.

Pour la première fois, Adam entendit alors le bruit du récif, le grondement et le tremblement sourd des vagues qui s’écrasaient dessus.

Richie serrait convulsivement les mains comme s’il riait, les embruns lui trempaient la figure et les cheveux. Mais il semblait avoir besoin de regarder et, lorsqu’il aperçut Adam, il l’appela d’une voix brisée :

— J’avais raison, commandant ! J’avais raison !

Adam lui fit un petit signe de tête, il avait peine à y croire.

— Préparez-vous à mettre en panne, Mr Martin !

— Du monde aux bras, et vivement !

Les hommes parurent surgir de leur posture hiératique et coururent comme des fous sur les manœuvres glissantes et durcies par le sel.

La coque se mit à tanguer et à partir à l’embardée, une grosse lame de fond renvoyée par les rochers souleva le safran comme un monstre surgi des profondeurs. Partridge dut appeler trois timoniers en renfort.

Le soleil les inondait à présent, les voiles crachaient des nuages de vapeur sous l’effet de la chaleur naissante.

— Paré à virer ! Venir noroît quart nord !

Ils ne pouvaient serrer davantage, mais c’était suffisant.

Adam resta les yeux rivés sur ce qu’il voyait, jusqu’au moment où il aperçut deux vaisseaux mouillés, là, tranquillement, dans des eaux si calmes qu’il était difficile de croire l’épreuve qu’ils venaient de traverser. Le premier était un brick ; Adam serra ses lèvres. L’autre, un brigantin dont le pont s’animait. Des hommes arrivaient à la vue de la frégate qui entrait en trombe au milieu des embruns et gîtait fortement sous sa nouvelle amure.

Avant même que l’aide-pilote à l’œil d’aigle ait eu le temps d’appeler de son perchoir instable, d’où il avait observé, impuissant, le désastre qui arrivait inexorablement, Adam avait deviné que ce navire était celui évoqué par son oncle dans sa lettre, ce corsaire, le Trident.

— Nous allons l’engager des deux bords, Mr Martin. Nous n’aurons ni le temps ni assez d’eau pour une deuxième bordée. Chargez à la double, je vous prie, et faites mettre en batterie !

Il attendit un instant, puis cria :

— Une guinée pour le premier chef de pièce qui me descend un espar !

Martin prit son temps en dépit du remue-ménage ; tout le monde s’activait, les pousse-bourre enfonçaient boulets et bourre, les hommes faisaient la course comme leur commandant les avait entraînés à le faire.

— Vous n’avez jamais douté, n’est-ce pas, commandant ?

Puis il partit en courant sans entendre la réponse, s’il y en avait eu. Les affûts s’ébranlèrent derrière les sabords, Martin leva son sabre, les yeux tournés vers la dunette. Il vit deux choses : le commandant qui jetait le coutelas par-dessus bord, puis qui donnait une grande claque sur l’épaule de Richie.

— Sur la crête !

Les chefs de pièce étaient accroupis derrière les volées, boutefeu tendu.

Comme le bras de la vengeance, l’Anémone se glissa entre les deux vaisseaux dont aucun n’avait eu le temps de lever l’ancre. Elle passa à une demi-encablure du brick et le Trident n’était pas à cinquante pas par le travers lorsqu’Adam baissa son sabre.

Le fracas de la bordée, confiné dans le lagon, les enveloppa soudain. Çà et là, un homme tombait, sans doute la mousqueterie ; la réponse des fusiliers fut précise et ravageuse.

Le mât de misaine du Trident s’effondra, le pont était jonché de débris et de morceaux de gréement.

— Paré à virer !

Martin s’oublia, au point de saisir un chef de pièce par le bras en hurlant :

— Regardez ! Ils amènent leurs couleurs ! Ces salopards se rendent !

Mais Adam ne l’entendait pas. Tout ce qui arrivait à ses oreilles, c’étaient des clameurs de victoire. Ses hommes l’acclamaient, et c’était la première fois que cela arrivait.

Il se sentait épuisé.

— Mouillez dès que vous serez paré et mettez les embarcations à l’eau.

Le contre-amiral Herrick était peut-être toujours à bord du brigantin, mais en son for intérieur, Adam savait que c’était impossible.

L’ancre plongea dans la mer, il quitta la dunette pour se mêler à ses hommes. Ils étaient tout étonnés de ce qu’ils avaient réalisé, surpris d’être encore vivants, et lui firent de grands sourires sur son passage.

Il tomba sur le lieutenant de vaisseau Dacre, la tête entourée d’un bandage. Un écli était passé à deux doigts de l’œil.

Adam posa la main sur son épaule.

— Vous vous êtes magnifiquement conduit, Robert – et à l’intention de tous ceux qui regardaient la scène : Vous aussi, vous tous, et je suis fier de vous, comme l’Angleterre sera fière de vous !

Dacre fit la grimace alors qu’un infirmier lui resserrait son pansement. Il répondit :

— Ce sera un jour mémorable…

Adam lui fit un sourire, il se sentait envahi d’une immense allégresse, en proie à une folie nouvelle.

— Il y en a toujours, Robert, vous le découvrirez un jour !

On fit porter du rhum sur le pont. Un matelot hésita d’abord, puis en tendit un quart à Richie. Comme il le regardait boire, il lui demanda :

— Alors, comment que t’as réussi à faire ça, camarade ?

Richie lui sourit, et c’était la première fois d’aussi loin qu’il se rappelle.

— C’est ce qu’on appelle la confiance, répondit-il simplement.

 

Une mer d'encre
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